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Dr Boris Houénou à propos de la crise au Niger : «Les blocus économiques sapent la confiance entre les pays »

Il est un expert des questions de développement, de croissance économique et d’inclusion digitale. Dans une interview accordée au quotidien béninois Fraternité, Dr Boris Houénou, économiste de renom,  livre son opinion sur l’actualité brûlante dans le Sahel et particulièrement au Niger sous le prisme de sa science.

Quelles sont les répercussions des putschs sur les économies des pays concernés ?

L’économie globalisée que nous avons construite suppose des dépendances qui deviennent béates en situation de crises, surtout quand on considère que nombre de ces pays comptent parmi les plus pauvres. Je veux offrir trois lignes de lecture.

D’abord, le déploiement de la puissance publique et la fourniture des biens publics requièrent un budget qui en partie repose encore sur le concours des autres pays et des institutions internationales. L’État collecte les impôts, recrute (c’est 10% des emplois en Afrique) et dépense dans divers postes budgétaires. L’aide budgétaire est encore nécessaire pour nombre de nos pays. Elle est encore dans des réalités à deux chiffres en pourcentage dans les budgets de la plupart des pays africains. Pour des pays déjà fragiles avant les crises constitutionnelles, comme le Niger et le Mali, cette aide avoisine même la moitié du budget de l’État. Seulement 62% du budget de l’État nigérien est domestique et l’aide publique au développement pèse près de 9% du PIB du pays. Lorsque les Etats et partenaires traditionnellement connus pour apporter cette aide font l’option de la suspension, comme nous le voyons avec les pays de l’UE, la Banque mondiale et les États-Unis, même une substitution équivalente, du fait du temps de relais, ne constitue pas forcément une protection à court terme contre la diminution de la capacité de l’État à fournir les services dédiés aux populations, à opérer les investissements publics nécessaires ou même parfois à payer son fonctionnement.

Ensuite, la dépendance touche aussi bien les ménages que les entreprises. Pour les premiers, ce sont de longs circuits chers qui frappent les chaînes d’approvisionnement, créant l’inflation, la rareté des biens y compris de nécessité et bien entendu des complications pour financer ces besoins avec moins de ressources comme les tracasseries liées aux transferts des migrants qui sont devenus entre-temps de véritables soupapes pour nos économies. Par exemple, les coûts des contournements aériens, en dernier ressort, sont supportés par les passagers, surtout lorsque la demande est inélastique comme c’est le cas ici. Je note au passage que 60% du produit intérieur brut des pays africains proviennent des dépenses des ménages. Pour les entreprises, ce sont des processus qui compliquent le financement des investissements et les importations des intrants de production. En gros, il y a un coût à payer quand s’installe un régime militaire qui se met à dos une bonne partie de ses partenaires traditionnels à travers blocus économique, sanctions économiques et suspension d’aide. Ce coût n’est pas insupportable à court terme si la substitution s’organise efficacement et vite, mais il y a un minimum fonctionnel qui, s’il arrivait à manquer, peut éroder rapidement le soutien populaire.

Enfin, les pays concernés ne sont pas strictement ceux que nous pensons. Prenons le cas du coup de force au Niger. Le pays avait entamé des négociations avec la partie française en ce qui concerne les contrats d’uranium, rompant avec le monopole français de plus de 40 ans sur une ressource stratégique pour la France. Pour rappel, la France a un mix énergétique à 70% nucléaire, le deuxième plus grand parc nucléaire au monde derrière les US et est le premier exportateur net d’électricité pour plus de 3 milliards de dollars américains par an. Dans ce mix, 75% de l’uranium pour produire les isotopes proviennent de quatre pays, à savoir le Kazakhstan, l’Australie, le Niger et l’Ouzbékistan par ordre d’importance. Seul le Niger est le fournisseur avec lequel, la France, à cause de ses liens historiques, pourrait, en théorie, conserver une préférence. Donc même avec 20% des importations d’uranium venant du Niger, l’indépendance et la sécurité énergétiques de la France dépendent du Niger. Et l’électricité est une infrastructure critique. Les US ont une base militaire au Niger et ont signé le 14 décembre 2022, un compact régional de MCC de 504 millions dollars américains pour financer les infrastructures et améliorer la performance du secteur de transport sur le corridor Bénin-Niger. Je note aussi que la Chine exploite désormais un minerai d’uranium à Azlik et PetroChina construit le pipeline de pétrole Bénin-Niger. Comme on le voit, ces pays ont des intérêts directs au Niger et une discontinuité politique représente toujours une difficulté pour les affaires. D’autres pays qui sont attirés par ces opportunités sont aussi à l’affût, la Russie y compris. Tout ceci pour dire que les réalités des coups de force sont très souvent plus compliquées qu’un simple conflit entre Bazoum et Tiani, par exemple.

Quels sont les impacts des instabilités politiques sur les économies des pays environnants ?

Ici également, le niveau de dépendance dicte la sévérité des impacts. Économiquement, l’élasticité des économies environnantes à la situation conditionne l’ampleur des impacts. Par exemple, pour le port de Cotonou, un blocus vis-à-vis du Niger représente une perte non négligeable de trafic. Historiquement, le trafic au port de Cotonou est à 80% redirigé vers les pays voisins, pour 90% vers le Nigeria et le Niger. Mieux, le Niger par exemple est une entrée pour le port de Cotonou vers les pays de l’hinterland de second ordre comme le Tchad. La facilité à substituer ce trafic en diversifiant le portefeuille d’usagers dépend des mécanismes alternatifs pour attirer et absorber du trafic d’autres pays comme le Mali ou le Burkina. Si cela peut se faire à moyen et long termes, je pense qu’à court terme ça peut faire mal.

Pour le Niger, si les options existent, il peut travailler à identifier d’autres mécanismes pour assurer la sécurité de ses importations et de sa desserte portuaire. Ceci contrarie l’intégration économique entre pays frères et crée la méfiance. Ce dernier point, à mon avis, est le plus important. Les processus politiques d’intégration régionale et ses implications de vivre et faire des choses ensemble sont clairement mis à mal, surtout entre pays frontaliers. Le Bénin et le Nigeria, pour le Niger, sont des réalités vécues, que la France, les pays de l’UE et les US, et ça nos mécanismes régionaux doivent l’intégrer dans leur approche de résolutions de telles crises aussi dérangeantes que peuvent paraître les postures non traditionnelles.

Le blocus économique imposé souvent par la CEDEAO aux pays tombés dans les mains des juntes n’est-il pas préjudiciable à la bonne santé de l’économie sous-régionale ?

Clairement oui. Il y a des arguments pour ou contre le blocus économique. Je ne vais pas en rajouter. Mais, il demeure qu’un blocus économique est une perturbation importante du flux des biens, services et des personnes. Le trafic sur le corridor Bénin-Niger, c’est 1000 camions par jour avec un effet d’entraînement d’une économie sur le corridor qui sur plus de 700 kilomètres est au Bénin. Même si les autorités béninoises insistent sur la continuité des travaux de construction du pipeline Bénin-Niger, difficile d’imaginer qu’à tout le moins un délai préjudiciable ne soit accru. Ce pipeline de 2000 km pour un investissement avoisinant les 2000 milliards de CFA, devrait permettre l’évacuation du pétrole nigérien, faisant passer la production actuelle de 20000 barils par jour à 110000 barils par jour, pour 90% évacués à travers cette infrastructure. Un retard dans le démarrage de l’évacuation représente un manque à gagner pour les deux économies et bien entendu pour les emplois, de jeunes notamment. Sur un autre plan, les blocus économiques sapent la confiance entre les pays. L’économie est le produit de la confiance et de la nécessité. La confiance transfrontalière va s’éroder et ceci représente un coût économique pour la région qui veut construire une intégration économique réussie pouvant déboucher sur une zone monétaire optimale. La nécessité, elle, va organiser l’économie comme elle peut entre les populations et les entreprises (pour grande partie informelles) des pays de la région. Bien entendu, avec un coût plus élevé

Sur le cas spécifique du Niger, ce pays a-t-il des chances de s’en sortir avec les multiples sanctions économiques qui lui sont infligées ?

Difficile à dire, mais nous avons le cas du Mali pour exemple. En général, les sanctions économiques, même quand vous parvenez à les contourner, conduisent à une augmentation de coûts, y compris d’opportunités. Il est tout aussi troublant de noter que les sanctions économiques deviennent de plus en plus des mécanismes obsolètes qui ne s’adaptent pas. Le monde a beaucoup changé depuis les années 1960 et 1970, particulièrement post seconde guerre mondiale et bipolaires, vers un monde relativement multipolaire économiquement. Je note que ces années étaient aussi les années d’inflation, de perturbations constitutionnelles souvent crisogènes. Le Dahomey tient toujours le triste record, ne l’oublions pas. Fait important vu du côté des dynamiques de superpuissances, il n’y a pas eu un moment aussi critique que les années de plomb de guerre froide que celui qu’on traverse actuellement. C’est une paresse intellectuelle d’analyser ces crises sans cette loupe. À mon avis, les bouleversements actuels, les positions ou neutralités sont toutes reliées à cela. Et donc, je note que ce qui manque à l’analyse, c’est que la description n’est plus binaire et que les années 1970 sont différentes des années 2020 à cause de l’architecture des choix alternatifs et de l’élasticité de l’offre. Bien qu’on ne puisse s’empêcher de distinguer l’Occident et l’Est, il est fondamentalement erroné de voir un seul et traditionnel Est. La Russie tient peut-être l’idéologie et la Chine l’économie, et cela change tout. La Russie en 50 ans n’est pas structurellement différente. Elle repose sur une économie extractive et la puissance militaire. La Chine offre l’alternative d’économie moderne, manufacturière et de technologie qui rogne l’avantage que l’occident pouvait seule offrir. Par exemple, la Chine est avancée dans les technologies modernes comme la 5G and 6G, la biotechnologie, les sciences quantiques, les semi-conducteurs, l’énergie verte et de loin reste toujours l’usine moderne du monde. Auparavant, des sanctions économiques de la France contre la Guinée, le Mali, Niger, toutes des économies extractives, par exemple, pourrait signifier que le fer, l’uranium, les métaux précieux destinés à une industrie technologique de pointe (que la Russie n’a pas pu développer) ne trouveraient plus de marchés. Cependant, la Chine devenant l’alternative diminue considérablement le pouvoir de négociation de l’occident. Prenons aussi le prestige qui est souvent refusé aux dirigeants des juntes ou dictateurs, comme les voyages à l’étranger. Qui a visité Shanghai sait que sa modernité rivalise parfaitement avec de nombreuses capitales occidentales. Moscou probablement pas. Tout ça pour dire que l’élasticité de l’offre est une clé de lecture. Une fois ce préalable contextuel élaboré, on peut comprendre pourquoi et comment les mêmes mécanismes punitifs d’avant ne sont plus mordants sur les régimes qui bouleversent l’ordre constitutionnel. Pour les organisations qui demeurent dans le vieux monde, une adaptation est nécessaire sinon leurs actions ressemblent à des reprises ineptes de vieilles recettes qui ne trouvent pas les réceptacles activateurs.

Est-ce raisonnable pour la CEDEAO de prendre des sanctions qui touchent des secteurs vitaux comme les banques et l’électricité ?

Il est toujours important qu’une crise se résolve le plus tôt. Soit par la violence de la punition ou la diplomatie. Cibler là où ça fait le plus mal c’est-à-dire toucher les secteurs vitaux, permet d’abattre le soutien populaire avant qu’il ne s’installe et développe une résilience. Mais le dosage de la douleur est aussi important. Le calibrage peut aussi balancer un soutien résilient dans les bras des militaires.

Une certaine opinion affirme que les sanctions économiques ne doivent pas nuire directement aux populations. Qu’en dites-vous ?

Sur la ceinture crisogène sahélienne allant de l’Atlantique à l’océan Indien, seuls les militaires du Soudan et accessoirement du Tchad n’ont pas connu une haie d’honneur du peuple. Peut-être parce que ces populations ont connu de longs et douloureux régimes militaires. Pour moi, il y a pu avoir une légitimité populaire partielle à un coup d’État qui réussit à s’installer et à gérer un pays. Cependant, clairement, il manque de légalité et n’ayant pas procédé des processus délibératifs connus, il manque aussi de légitimité. Malheureusement, les seules sanctions qui peuvent faire plier un régime anticonstitutionnel sont des sanctions qui affectent les populations, avec la prédiction qu’elles érodent la possible légitimité populaire partielle pour ensuite faire dégager les dirigeants. Ça pourrait aussi produire l’effet inattendu.

Les juntes au pouvoir dans 4 pays de l’Afrique de l’Ouest sont-elles capables de redorer le blason de leurs économies ?

L’économie est le produit de la confiance et de la nécessité. La nécessité fonctionnera toujours. Pour la confiance, ce sera un peu difficile aussi bien à l’interne qu’en dehors des pays. Le chômage des jeunes, instrument fondamental et cause de ces bouleversements regrettables, n’a pas trouvé de solutions réelles aussi bien en régime civil que militaire. Selon un sondage de Afrobaromètre couvrant 36 pays africains, seuls 20% des jeunes ont une opinion favorable de leurs gouvernements en ce qui concerne les politiques de lutte contre le chômage des jeunes. Étrangement, sur cette question, le Niger fait mieux que le Bénin, le premier est à 39% et le second exactement à la moyenne africaine de 20%. En Afrique, un régime civil, démocratiquement élu, l’est avec plus de 70% de jeunes votants. Vous comprenez le contraste, les jeunes votent, mais les politiques sont inefficaces à répondre aux besoins de leurs mandants principaux. Par conséquent, en régime civil comme militaire, je n’ai pas grand espoir que ce sera différent, y compris cette fois-ci. En revanche, un coup de force ajoute une peine supplémentaire : la discontinuité et l’instabilité politiques qui fonctionnent comme des frictions inutiles, déstabilisant l’organisation des hommes, ressources, technologies et régulations nécessaires pour produire la croissance inclusive, l’emploi et la prospérité.

Quelles perspectives économiques pour nos pays dans ce contexte de tensions politiques et d’avancée de l’extrémisme violent ?

Il faut être radical, ce qui littéralement veut dire aller à la racine des défis. Ils sont nombreux, nouveaux, dynamiques et surtout transfrontaliers. Il faut donc les aborder avec des outils contextuels, nouveaux, adaptés et intégrés. L’indigence intellectuelle qui veut que les solutions d’hier, flottant le légalisme, soient la panacée ne me paraît si différente de celle qui se refuse de former pour soi une stratégie basée sur les intérêts de nos peuples et qui se réfugie dans la substitution de maîtres.

Comment les pays africains (les plus pauvres) peuvent se relever sans aide budgétaire extérieure ?

L’Afrique est le continent qui s’autofinance le plus. Il me semble que nous donnons un poids exagéré à ce que nous apportent les autres, aussi utile qu’il soit. Dans un monde globalisé, nous aussi apportons des choses aux autres. C’est toujours difficile de mettre le doigt sur la comptabilité de l’aide.

Propos recueillis par Moïse DOSSOUMOU (Quotidien Fraternité)

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